Bon, d’accord, ce n’était pas la panacée. Mais il faudrait bien un mot ou une expression pour décrire ce mélange d’échec et de réussite – ou du moins, ce moment où l’on a passé un super moment. Même si je n’ai pas atteint mon objectif, je suis content d’avoir fait Three Solo. Ou plutôt, hum, 2.5 Solo.
Là où naissent les projets fous
Il y a des anniversaires que l’on fête avec un gâteau. Et puis il y a ceux où l’on décide de traverser trois massifs montagneux sans assistance, en reliant chaque point d’étape en transport en commun, et en emportant pour unique certitude la volonté d’aller voir plus loin.
Pour ses cinquante ans, Damian Hall a choisi cette seconde manière — plus abrasive, plus humble et, paradoxalement, plus sereine. Son projet : enchaîner le Ramsay Round, le Bob Graham Round et le Paddy Buckley Round, en solo intégral, avec uniquement les transports publics comme cordon entre les montagnes.
Il savait que son entreprise avait toutes les chances de se défaire en route ; il a finalement signé un magnifique « 2,5 Solo ».

L’origine : changer la direction plutôt que le défi
D’autres, avant lui, avaient relié les trois rounds. Damian décide d’en reprendre le cadre mais de changer les règles du jeu et donc l’âme du voyage : pas de voiture suiveuse, pas d’équipe, pas de vélo pour gagner du temps entre deux points. Seulement des billets de train, des correspondances parfois acrobatiques et la promesse de faire tenir un projet insensé dans les mailles serrées d’un réseau ferroviaire et de bus.
Un geste d’exigence, mais aussi un geste écologique — et presque philosophique : se prouver que l’aventure peut être plus lente, plus vulnérable, plus dépendante, et donc plus vivante.
La mécanique délicate d’un défi impossible
Le plan tenait du casse-tête : déposer des sacs dans des auberges différentes, anticiper les horaires, aligner les fenêtres météo avec les heures de passage des trains et des bus.
« C’était comme jouer au Tetris avec des montagnes et des horaires », dit-il. Et il avait raison : le moindre retard pouvait faire dérailler tout l’édifice.

I. Ramsay : la victoire qui mord
Le Charlie Ramsay Round est un circuit emblématique autour de Fort William, en Écosse, d’environ 93 km avec un dénivelé positif d’environ 8 700 mètres. Il traverse des sommets comme le Ben Nevis et d’autres Munros, sur des terrains de crête, rocheux, herbeux, parfois très techniques. C’est une boucle exigeante, où les falaises, les ravins et les crêtes ne pardonnent pas — une véritable ascèse alpine.
Dans son approche, Damian ne minimisait pas la difficulté : chaque mètre compte, chaque col compte, et les heures s’étirent dans les Highlands comme dans un rêve rigoureux.
Et c’est à Fort William que tout débute. Une nuit entière passée à scruter la météo laisse présager le pire. Le vent secoue déjà les toits. Damian part malgré tout, prudent, déterminé, presque en retraite intérieure. La Mamores se dévoile et se referme ; deux bâtons cassent ; la pluie s’invite. Et pourtant, contre toute logique, il boucle le Ramsay en 23 h 57.
Une réussite qui ressemble plus à un duel qu’à une célébration.

II. Bob Graham : le lent effondrement
Le Bob Graham Round est sans doute le plus célèbre des trois : 106 km autour du Lake District, incluant “42 fells” (collines / sommets). Le dénivelé positif total est une nouvelle fois énorme : environ 8 200 à parcourir sur des terrains très variés : chemins de montagne, crêtes, pentes herbeuses, rochers, etc. Le record de vitesse sur ce tour a été battu récemment : Jack Kuenzle l’a bouclé en 12 h 23 min 48 s.
Pour Damian, ce tour était l’épreuve de la persistance : marcher, courir, veiller dans la nuit, composer avec la fatigue, les sentiers glissants, et la météo imprévisible. Et cette deuxième étape commence à Keswick, un burger végétal avalé en hâte, et un départ à 14 h 50. Le Bob Graham lui offre la boue, les crêtes noyées dans la clag (comprendre une substance gluante et collante), les hésitations, puis l’épuisement. Il avance, glisse, s’arrache. Attrape de justesse le bus vers Penrith… mais finit la nuit dans un McDonald’s, trempé, frigorifié, ramenant du très grand au très banal — une forme de poésie urbaine imposée.
III. Paddy Buckley : le demi-tour qui éclaire tout
Le Paddy Buckley Round, situé dans les montagnes de Snowdonia au Pays de Galles, est une boucle d’environ 100 km avec 47 sommets à gravir. Le dénivelé positif est également très important : on parle une nouvelle fois d’environ 8 500 m. Le terrain est parmi les plus rudes et parfois des zones sans véritable chemin.
Le record masculin “Fastest Known Time” (non assisté) sur ce tour est d’environ 16 h 37, un temps qui illustre de la difficulté de la boucle.
Dans son récit, Damian raconte comment, sur le Paddy Buckley, la tempête l’a rattrapé, comment la pluie et le vent l’ont confronté à ses propres limites — jusqu’à des visions bizarres, figées entre hallucination et vérité.
Damian se trouve alors à Llanberis, aube sale, pluie oblique. Damian repart sans presque dormir. Le vent gifle, les sentiers deviennent torrents. Le froid attaque. Les hallucinations apparaissent : gorille et vaisseau spatial surgissent de la brume mentale, preuve que le corps et l’esprit arrivent sur leurs lignes de crête.
C’est là qu’il descend. Là qu’il met fin au projet.
Je lui ai demandé ce qu’il avait ressenti à cet instant, un sentiment de défaite ou de soulagement que cela s’arrête ? Il m’a répondu sans détour :
« Les deux. Mais probablement 70 % de défaite, 30 % de soulagement. Je suis toujours en paix avec la décision, j’aurais juste aimé que la météo soit plus clémente. »

L’après : gratitude, frustration et lucidité
Avec le recul, je voulais saisir ce qui demeurait en lui, non pas dans l’immédiat incendie de l’effort, mais dans la décantation lente des jours. Que reste-t-il d’une aventure inachevée lorsque le corps s’apaise et que le bruit retombe ? Sa réponse, douce-amère, disait à la fois la paix et le manque :
« C’était peut-être 60 % de gratitude pour une sacrée aventure en solo et une preuve de concept, mais 30 à 40 % de frustration parce que ce n’est pas terminé. J’ai envie de réessayer. »
Puis il a évoqué la solitude — ce mot si lourd pour beaucoup, et qui, chez lui, semble se dissoudre dans la joie. Là où l’on pourrait imaginer le vide, il n’a trouvé qu’une évidence lumineuse :
« Je ne me rappelle pas m’être senti seul. C’était génial. »
Et lorsque je lui ai demandé ce que 2,5 Solo devait signifier, dans un monde obsédé par les lignes d’arrivée, il a choisi l’humilité plutôt que la fanfare. Pas de grand discours, pas de drapeau planté, juste une nuance, une façon de décaler le regard :
« J’hésite à dire que c’était pionnier, mais je pense que c’était une manière nouvelle d’aborder un défi qui est déjà immense. J’aime l’idée que ce soit une façon différente de faire les choses. »

2,5 Solo : l’art de perdre sans se perdre
Il y a, au cœur de cette aventure, un chiffre qui déroute. Un chiffre qui cloche, qui boîte un peu, comme une pierre dans la chaussure : 2,5. Pas 3 — la perfection de cet enchaînement exigent. Pas 2 — la logique au regard des conditions. 2,5, c’est quelque chose entre les deux : une respiration suspendue, un murmure d’inachevé. Un chiffre qui ose dire ce que les exploits taisent.
Parce que Damian a dompté le Ramsay. Puis traversé le Bob Graham. Et parce qu’il s’est avancé dans le Paddy Buckley comme on entre dans l’inconnu : avec du courage plein les poches, une lucidité affûtée, et ce grain d’insouciance qui fait naître les grandes histoires. Il en a franchi une part, assez pour sentir le monde basculer — jusqu’à ce que le froid, le vent et le simple droit de rester vivant ne lui soufflent l’ordre de redescendre.
Il ne l’a pas terminé. Mais il n’a rien “raté”, non plus.
Ce “,5”, ce demi-tour, est devenu le centre magnétique de son aventure : un signe de l’inachevé, du presque, du pas cette fois. La montagne et les conditions lui ont pris un demi-tour. En échange, il a reçu une belle vérité que peu acceptent de regarder en face : on peut s’arrêter sans trahir ce que l’on est. On peut perdre… sans se perdre.





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