Le réveil avant l’aube
Pourquoi quitter son lit à trois heures du matin ? Pourquoi troquer la chaleur d’une couette contre le froid mordant d’une nuit de montagne, le vent qui siffle, la pluie qui fouette le visage ? Pourquoi choisir de s’enfoncer dans l’inconnu, quand tout, autour de nous, nous invite à rester ? Parce que courir loin, c’est chercher ce que le confort ne peut pas offrir. Ce n’est pas une fuite — ou peut-être une fuite en avant, vers quelque chose qui nous grandit.
Il y a ceux qui fuient, et ceux qui cherchent. Ceux qui veulent faire taire le bruit du monde, et ceux qui veulent entendre. Ceux qui courent pour se prouver qu’ils existent, et ceux qui courent pour se perdre. Ceux qui ont besoin de silence, de forêt, de cette fatigue qui creuse les pensées jusqu’à n’en laisser que l’essentiel. Et puis, il y a ceux, simplement, qui aiment sentir la terre sous leurs pieds, sentir ce flow, ce souffle qui se synchronise avec le rythme d’un sentier.

L’appel de l’inconnu
L’ultratrail n’est pas qu’un sport. C’est une manière d’être au monde, radicale, sensorielle, engagée. Une façon de transformer l’effort en méditation, les kilomètres en prières, la douleur en révélation. Comme le dit Scott Juriek : « Courir, ce n’est pas seulement une question de distance ou de vitesse. C’est une quête pour découvrir qui vous êtes vraiment, une fois que vous avez tout donné. » Mais cette reconnexion a un prix : il faut d’abord accepter de rompre avec le reste.
Courir, c’est un geste naturel. Un enfant le fait sans y penser. Mais pourquoi courir si loin ? Partir seul, ou presque, pour des heures, des jours, affronter des montagnes, des déserts, des nuits sans sommeil — cela relève de l’absurde. Un défi impensable. Une folie, même. Pourtant, celles et ceux qui s’y lancent le font rarement par hasard. Ils répondent à un appel.
Pour certains, c’est un défi sportif : Jusqu’où puis-je aller ? Pour d’autres, une quête de sens : Qui suis-je quand plus rien ne me retient ? Mais au fond, la question est toujours la même : que cherche-t-on quand on court si loin ?

La frontière intérieure
L’ultratrail n’est pas une course contre les autres. C’est une exploration de ses propres limites — ces frontières invisibles que l’on croit connaître, jusqu’à ce qu’un sentier, une nuit blanche, une montée interminable nous prouvent le contraire. François D’Haene le résume ainsi : « Le vrai défi, c’est d’aller chercher cette zone où tu n’as plus de repères, où tu n’as plus l’habitude d’aller. Là, tu te rencontres vraiment. »
C’est dans cette zone que tout bascule. Les jambes brûlent, l’esprit vacille, et soudain, plus rien ne compte sauf l’instant présent : le souffle, le pas, la lumière qui perce à travers les arbres. La distance n’est plus qu’un nombre. Ce qui importe, c’est ce qui se déploie en soi quand le corps, poussé à bout, révèle ce qu’il cache d’habitude.
Le corps, ce territoire inconnu. Dans un monde obsédé par la vitesse et la productivité, l’ultratrail est un acte de résistance. Il impose un autre rapport au temps, un autre dialogue avec soi-même. Courtney Dauwalter, la légende, explique qu’elle court avant tout « pour ressentir » : « Quand je suis sur un sentier, je suis dans l’instant. Tout le reste devient flou — le temps, les heures, la douleur. Ce qui compte, c’est la sensation d’être là, à cet instant précis. »
Le corps, en ultratrail, devient un laboratoire. Un terrain d’expérimentation où l’on découvre, kilomètre après kilomètre, une résilience insoupçonnée. Mais aussi une fragilité. Car courir si loin, c’est accepter de se confronter à ses failles, à ses doutes, à cette voix intérieure qui murmure parfois : Pourquoi continuer ? Et c’est précisément dans cette question que réside la réponse : on court pour savoir ce qui se cache de l’autre côté.

L’alchimie du dépassement
Il y a, dans l’ultratrail, une forme d’alchimie. Le corps se transforme, s’adapte, apprend à fonctionner avec une économie d’effort surprenante. L’esprit, lui, se renouvelle. Il s’épanouit dans cette lente exploration de soi, loin des écrans, des obligations, du bruit du quotidien.
C’est un dialogue constant entre la chair et la pensée. Un équilibre fragile, construit pas à pas, dans la solitude des sentiers ou la fraternité silencieuse des coureurs. Kilian Jornet le dit très simplement : « La distance, pour moi, c’est juste un nombre. Ce qui compte, c’est ce qu’il y a dans la tête et dans le cœur pendant que vous parcourez cette distance. »
La quête sans fin
Au fond, l’ultratrail n’est pas une question de performance. C’est une quête — une quête qui n’a pas de ligne d’arrivée. On ne court pas pour vaincre la montagne, mais pour se mesurer à elle. On ne court pas pour échapper au monde, mais pour le redécouvrir, dépouillé de ses artifices.
Peut-être est-ce cela, la réponse : pourquoi le fait-on ? Parce que l’on peut. On court si loin parce que c’est là, au bout de l’effort, que l’on trouve ce que l’on n’était pas venu chercher. Une vérité simple, brute, qui ne s’offre qu’à ceux qui osent avancer, même quand tout semble dire : arrête.
Et c’est pour cela que, malgré la pluie, le froid, les montées qui n’en finissent pas, on continue. Parce que quelque part, sur ce sentier, il y a une version de nous-mêmes qui n’attend que ça.





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